Les prolos du PC
Y'a encore vingt ans, les informaticiens, c’étaient les super-bacheliers, l’élite de la Nation. Comment sont-ils devenus, aujourd’hui, des ouvriers de l’écran ? La proie des «marchands de viande»? Aussi maltraités par les « SSII » qu’un manutentionnaire chez Renault ?
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Une dizaine d’ordinateurs ronronnent tranquillement : «Tous
avec des logiciels libres!», précise très vite Ambroise, dans son «
Clic-Cool café », à Toulouse. Un canapé, une table basse, des tableaux accrochés
aux murs : on est bien loin des plateformes informatiques.
«C’est que
j’en ai été dégoûté», m’explique Ambroise pendant que je touille mon café
(forcément équitable). Les grosses entreprises de prestation informatique, il
connaît : « J’ai passé cinq ans en SSII dans cinq boîtes différentes. »
Et il en est ressorti usé. Le boulot des SSII – dire « SS2I » pour Sociétés
de services en ingénierie informatique –, c’est d’être le sous-traitant de
grands clients : les banques, l’industrie, les télécoms, etc. Elles s’occupent
de la maintenance des ordinateurs, développent des logiciels et même de
l’ingénierie.
«Ma spécialité, c’était le help-desk, poursuit
Ambroise, ça veut dire que je dépannais les ordinateurs des clients par
téléphone. Mon tout dernier poste, c’était dans une SSII qui travaillait pour
les hôpitaux de Toulouse. Avec Xavier, mon collègue, on répondait au numéro
d’urgence pour les infirmières et les docteurs qui avaient un problème sur leur
ordinateur. Tu
raccrochais, et hop, le téléphone sonnait aussitôt. »
Sous tension, Ambroise touchait-il un salaire de CSP+ ? « Même pas ! Et, ça
a été la goutte qui a fait déborder le vase : quand ma direction m’a refusé une
augmentation. Je suis parti alors que je n’avais même pas le droit aux
Assedic.» C’est là qu’il mettra définitivement la souris sous le tapis.
Pour faire de
l’informatique autrement.
Pas de loyer à
payer
Dans ces SSII, Capgemini, Assystem, Altran, le turn-over est de
15 % chaque année – contre 8 % ailleurs. Les salaires des ingénieurs y sont
parmi les plus bas – quand ces sociétés ne recrutent pas massivement dans le
précariat : « La réduction des coûts chez Atos passe par le recrutement… de
stagiaires ! » titre Le Monde informatique.
Une main-d’oeuvre
qui revient alors à 398,13 € par mois… mais facturée plein pot au client. C’est
que ces entreprises sont modernes. à l’avant-garde sociale, même. Elles
constituent un petit laboratoire pour le patronat : « En 2003, reprend
Ambroise, je me suis retrouvé à travailler dans une SSII pour les assurances
Fortis. Comme la majorité de mes collègues, j’ai été placé en régie. » Lui
n’a donc jamais mis les pieds ni chez son employeur ni chez Fortis !
«
Pour rentabiliser les espaces de travail, j’ai travaillé avec d’autres collègues
de ma SSII chez Essilor, le fabricant de verre de lunettes. Et c’est de là que
je dépannais en help-desk les ordinateurs de Fortis assurances.» Mais ce
n’est pas fini : « Ma SSII a, entretemps, décroché un troisième contrat avec
Antargaz. Comme j’avais les compétences, c’est moi qu’on a choisi. Je me suis
alors retrouvé chez Essilor à travailler avec un écran Fortis et un autre
Antargaz ! » Et bien sûr, Ambroise n’a touché qu’un salaire alors que son
patron a vendu deux contrats – sans payer de loyer ! Dans ces SSII, le Medef a
donc réalisé son rêve : que les entreprises s’échangent leurs salariés au gré
des besoins. Pourtant, « le prêt
de main d’oeuvre » – c’est le nom
officiel – est rigoureusement interdit, sauf à passer par l’intérim. Avec la
régie, les SSII naviguent en pleine illégalité. Mais
tranquillement.
Outsourcing offshore
Que s’est-il passé ?
Les informaticiens, y a encore vingt ans, c’étaient les superbacheliers, toutes
les mamans rêvaient de ce boulot pour leurs fils… et maintenant, les voilà
rabaissés à un prolétariat en col blanc.
Alors ?
La démocratisation,
d’abord, a joué. (Presque) chaque foyer a désormais un ordinateur, Internet,
avec un petit génie dans les neveux et nièces qui bidouillent les « cartes mères
» et les « codes sources ». L’informatique a perdu de son mystère, les
compétences se sont répandues : elles perdent donc de leur valeur sur le marché.
S’y ajoute, en plus, l’«outsourcing ». Les délocalisations, on appelle
ça, dans des secteurs moins branchés : « Lancées à plein
régime dans la
course à la productivité et à la rentabilité, les SSII ont massivement investi
dans la construction de centres offshore aux quatre coins de la planète »,
narre le Journal du Net. Avec IBM qui mise sur l’Inde, HP sur Chine,
l’Amérique du Sud, l’égypte, le Maroc, Capgemini qui s’engage à traiter 10 % de
chaque dossier en « offshore » – et dispose de 31 entités dans un paradis
fiscal. Enfin, pour couronner le tout, les «commerciaux» ont pris le
contrôle des boîtes. Ces «marchands de viande» – ainsi les surnomment
les informaticiens – possèdent «un portefeuille d’ingénieurs» (sic)
qu’ils doivent placer au fil des contrats. Avec une commission à la clé. «Tu
te dois d’être docile, raconte un cadre d’Altran. Il prend les
décisions pour toi et il a les moyens de pression à sa disposition, comme la
mobilité ou les augmentations.» Et s’ils sont mécontents, ils peuvent
toujours chercher la DRH : «Alors que dans une usine, vous avez en moyenne
un service de ressources humaines pour deux
cents salariés, en SSII vous avez
un service RH pour deux mille salariés !», compare un secrétaire fédéral
CFDT.
Après cinq ans chez ces «marchands de viande», Ambroise s’est
donc retrouvé au chômage.
« J’allais à la Maison des chômeurs du Mirail
pour mes démarches. Là, ils avaient quelques PC, alors j’ai demandé si je
pouvais leur donner un coup de main pour la maintenance. J’y suis devenu
bénévole jusqu’à ce qu’ils créent un poste. J’ai été salarié de la maison des
chômeurs et j’ai vu qu’on pouvait faire de l’informatique en dehors des SSII,
avec des structures plus humaines.»
Le téléphone sonne.
Ambroise
décroche : « Allo ?... Oui il reste des places demain pour l’atelier wi-fi,
ça dure trois heures. »
Il raccroche et me lance dans un sourire : «
C’est qu’on va avoir du monde demain pour apprendre à sécuriser sa connexion
wi-fi ! »
(article publié dans Fakir N°48, décembre 2010)