Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Yonne Altermondialiste
Yonne Altermondialiste
Publicité
Yonne Altermondialiste
Derniers commentaires
Archives
13 décembre 2010

Ne pas détruire les banques : les saisir !

jeudi 2 décembre 2010, par Frédéric Lordon

Il faut peut-être prendre un ou deux pas de recul pour admirer l’édifice dans toute sa splendeur : non seulement les marchés de capitaux libéralisés, quoique les fabricateurs de la crise dite des dettes souveraines (voir « Crise : la croisée des chemins »), demeurent le principe directeur de toutes les politiques publiques, mais les institutions bancaires qui en sont le plus bel ornement sont devenues l’unique objet des attentions gouvernementales. Les amis du « oui » au Traité constitutionnel de 2005 trouvaient à l’époque trop peu déliées à leur goût les dénonciations de « L’Europe de la finance » mais si le slogan ne sonne en effet pas très raffiné, c’est que la réalité elle-même est grossière à ce point. L’entêtement à soumettre les politiques économiques aux injonctions folles des créanciers internationaux, telles qu’elles s’apprêtent à nous jeter dans la récession, trouve ainsi son parfait écho dans la décision, qui ne prend même plus la peine de se voiler, de mobiliser le surplus d’emprunt européen de l’EFSF [1]… pour le sauvetage des banques irlandaises bien méritantes d’avoir savamment ruiné les finances publiques du pays [2]. Le cas de l’Irlande a ceci d’intéressant que la connexion entre finances bancaires privées et finances publiques y est plus directe et plus visible qu’ailleurs, mais il ne faut pas s’y tromper : pour la Grèce déjà, et pour tous les autres candidats au sauvetage qui suivront, il s’agit toujours in fine moins de sauver des Etats que d’éviter un nouvel effondrement de la finance – et l’on attend plus que le barde européen de service qui viendra célébrer l’Europe en marche d’après ses plus hautes valeurs : solidarité et humanisme, car après tout c’est vrai : nous voilà, contribuables citoyens européens [3], solidaires des banques de tous les pays, et les banquiers sont des hommes comme les autres.

Il y a pourtant quelque part un point de réalité où les fables déraillent et les voiles se déchirent. Manifestement nous nous en approchons. Et, némésis incompréhensible de tous ceux qui, l’ayant voulue ainsi, l’ont défendue envers et contre tout, l’Europe commise à la finance contre ces citoyens mêmes est sur le point de périr par la finance.

La croyance financière à la dérive

En univers financiarisé, il n’y a pas de signe de crise plus caractéristique et plus inquiétant que la perte des ancrages cognitifs collectifs qui, en temps ordinaires, régularisaient les jugements et les comportements des investisseurs. Or tout vole en éclat et la croyance financière n’est plus que dérive erratique. Inutile de le dire, la perte de toute régularité interprétative et comportementale rend impossible la conduite des politiques économiques toujours exposées au risque d’être reçues à l’envers des effets qu’elles pensaient produire, et même d’être systématiquement rejetées puisque, quelle que soit la proposition, les jugements de la finance sont écrasés par un affect directeur de panique et que, littéralement parlant, plus rien ne va – énoncé qu’il faudrait d’ailleurs lire en remettant les mots dans leur ordre adéquat : rien ne va plus.

Ainsi le 30 septembre l’agence Moody’s a-t-elle le front de dégrader la note souveraine espagnole au motif… d’une insuffisante croissance, alors même qu’elle a si bien concouru au printemps à faire adopter les politiques de rigueur… qui tuent la croissance. L’opinion financière, agence et opérateurs ici confondus, réclament donc à cors et à cris la rigueur, et vendront les dettes publiques s’ils ne l’ont pas. Mais ils ne veulent pas des conséquences de la rigueur et vendront la dette publique s’ils les ont. Sans même en venir à des considérations de principe tenant pour une espèce de crime contre la souveraineté démocratique [4] que l’on évince les réquisits des citoyens par ceux des créanciers, sorte d’effet d’éviction [5] qui incidemment n’a jamais empêché les économistes standard de dormir, n’importe quel décideur politique tant soit peu rationnel arrêterait qu’il est simplement inenvisageable de se soumettre à une tutelle aussi désarticulée, qui lui fera faire tout en lui demandant au surplus son contraire. Mais quelqu’un a-t-il entendu le moindre commencement de l’évocation d’un éventuel projet d’émancipation européenne en cette matière ?

L’union monétaire est donc vouée à dévaler, avec les investisseurs auxquels elle a lié son sort, la pente du chaos cognitif collectif, et il n’y aura plus qu’à s’étonner de l’étonnement de ceux qui découvrent affolés que « plus rien ne marche » : car en effet les conditions sont maintenant en place pour que rien ne marche plus. Dans une tentative héroïque de réplication d’une opération-vérité à la suédoise, la banque centrale irlandaise a décidé d’annoncer en mars les besoins « véritables » [6] – colossaux [7] – de recapitalisation d’un système bancaire privé dont la taille relativement au PIB du pays était déjà en soi un signe de déraison manifeste [8] (proposée à la réparation de l’Europe entière…). Las, les autorités irlandaises qui escomptaient les profits d’admiration généralement accordés au stoïcisme et le prix de son « courage » sous forme de détente des taux d’intérêt, n’ont reçu qu’un surplus de panique et la mise en cause de leurs finances publiques devenues solidaires des finances privées pour des montants il est vrai affolants. Ceux qui espéraient le retour au calme du sauvetage de l’Irlande ont vite compris à quoi s’en tenir : dès lundi matin sitôt l’annonce faite, les taux d’intérêt irlandais se détendaient très légèrement sur les échéances inférieures à deux ans… et se tendaient à dix ans, attestation indirecte de ce que l’EFSF n’est vu que comme une parenthèse sans pouvoir de résolution durable ; lundi soir c’était la débâcle obligataire. Et l’on tiendra pour un symptôme très caractéristique de la destruction des repères cognitifs de la finance le fait que quelques jours avant l’annonce du plan de sauvetage irlandais, 35 milliards d’euros étaient jugés par les analystes comme un volume tout à fait à la hauteur des besoins de recapitalisation bancaire alors que dès l’après midi de son annonce il était trouvé notoirement insuffisant…

L’Union dans son ensemble est logée à la même enseigne. Elle croyait le sauvetage de la Grèce et la constitution de l’EFSF propres à impressionner l’opinion financière et à la raisonner pour de bon. Il n’en a rien été comme l’atteste la recherche frénétique par la finance du nouveau maillon faible sitôt le précédent réparé. Formellement semblable en cela à la séquence qui à partir du printemps 2008 avait vu l’inanité des sauvetages ponctuels, Bear Stearns, Fannie, Freddie, jusqu’au point de bascule Lehman, la succession des bail-outs européens n’arrête plus rien mais a l’effet exactement opposé d’allonger sans fin la liste des suspects – la seule chose dont débat maintenant la finance étant l’ordre dans lequel il faut les « prendre ». On pourrait être tenté de filer le parallèle avec l’automne 2008 pour en tirer la conclusion que, la formule des sauvetages ponctuels épuisée, seule une solution globale frappant fort un grand coup a quelque chance de produire l’effet de choc propre à modifier brutalement la configuration des anticipations collectives de la finance. La menue différence, trois fois rien, tient au fait qu’à l’époque les finances publiques étaient fraîches et disponibles pour tirer d’affaire ces messieurs de la banque. Or, le sauvetage de la finance privée et les coûts de récession sur le dos, les budgets sont désormais aux abonnés absents, la situation ayant d’ailleurs si mal tourné que les finances publiques sont passées du côté du problème et ne font décidément plus partie des solutions.

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité