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Yonne Altermondialiste
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10 mai 2010

Compassion pour les victimes de la crise

« Les milliardaires ont perdu la moitié de leur fortune en 2008 », titraient Les Échos le 12 septembre dernier. Bouleversée par cette tragédie, la presse américaine a inventé un nouveau journalisme social : l’immersion chez les millionnaires contraints par la crise de brader leur jet privé.

Un journaliste américain du xixe siècle, Finley Peter Dunne, affirmait que la vocation d’un journal consistait à « conforter les affligés et à affliger les bienheureux ». Ses confrères d’aujourd’hui ne récusent pas cette définition, mais lui accordent une signification un peu différente  : les affligés dont il importe de sécher les pleurs, ce sont les millionnaires inquiets pour leurs millions [1].

Car la crise économique a durement frappé les riches, ainsi que le souligne ce titre du Washington Post : « Comment s’en sortir avec 300 000 dollars par an » (16.8.09). L’auteur de l’article reconnaît qu’un tel exploit n’impressionne que les avertis : « Pour le profane, la récession qui affecte la clientèle huppée des clubs de golf de Westchester County ne saute pas nécessairement aux yeux. » Raison de plus pour déclencher une prise de conscience en sensibilisant les foules à la déchéance de Laura Steins, vice présidente d’une société de cartes de crédit dont les rentes ont fondu. Divorcée, Laura survit dans une masure à 2,5 millions de dollars, n’a plus que deux domestiques à son service et « ne cache pas qu’elle a du mal à s’en sortir avec 300 000 dollars de revenus annuels ». Elle paraît certes « rayonner de confiance » dans son « tailleur sombre de chez Armani », mais que l’on ne s’y trompe pas : elle a déjà annulé plusieurs rendez-vous avec son salon de beauté, « un signe éloquent de déréliction économique pour une dame comme Laura Steins ».

« Être riche ne paie plus »

A l’attention des coeurs de pierre que ce drame laisserait insensibles, le passage suivant remet les pendules à l’heure : « Les fantasmes nourris par les classes défavorisées sur le mode de vie des élites – petits chiens habillés en Dolce & Gabbana, par exemple – tombent à côté de la plaque. Les tapis sont usés, du lait a été renversé, et un molosse appelé Tyson rôde autour de la table, dans l’espoir de chiper une côte de porc dans l’assiette d’un enfant distrait. » Pour compléter ce tableau digne de Zola, l’envoyée spéciale du Washington Post fronce les narines : elle a repéré une « mauvaise odeur, signe d’une possible fuite des canalisations d’eaux usées ». Hélas, dans la banlieue chic où réside Laura, « faire venir un plombier coûte des milliers de dollars », alors tant pis pour l’odeur. L’abnégation de la vice-présidente dans cet environnement hostile force le respect de la journaliste, qui s’émeut : « Il faut du courage pour élever seule son enfant dans un quartier résidentiel peuplé de couples mariés. » Dans un ghetto grouillant de familles monoparentales, la tâche est beaucoup moins héroïque. Et les plombiers y coûtent moins cher.

Trois semaines plus tard, le sort des lumpen-millionnaires inspire au Washington Post ce constat mélancolique  : « Être riche ne paie plus comme avant. » Sous le titre : « Les nantis paient les pots cassés de la crise » (15.9.09), le journal qui débusqua le Watergate en 1972 répertorie à présent les persécutions dont sont victimes les millionnaires de par le monde – « taxation des banquiers, chasse à l’évasion fiscale en Suisse ou à Singapour, contribuables aisés mis sur la sellette ». La plèbe ricane, évidemment, mais, « pour d’autres, l’impression qui prévaut est que les gouvernements se servent sur le dos des riches, qui ont pourtant déjà payé un lourd tribut sur le marché des actions et de l’immobilier  ». Le journal en veut pour preuve l’intention affichée par le président Barack Obama d’inverser le programme de baisse des impôts de son prédécesseur George W. Bush et de porter « la tranche d ’ imposition la plus haute de 35 à 39,6 % en 2011, soit au niveau en vigueur sous l’ère Clinton ». Un retour aux années noires, en quelque sorte, même si cette tranche atteignait 91 % entre 1941 et 1964…

Les infortunes de la richesse préoccupent aussi The New York Times, qui titre en « Une » : « Coup d’arrêt au boom des superriches  » (21.8.09). « Pour chaque investisseur qui a retrouvé son niveau de revenus antérieur à la crise, explique le quotidien, il y en a beaucoup d’autres qui ont perdu leur emploi, ou des millions. Depuis trente ans, on assistait à une croissance continue du nombre et des revenus des super-riches. Mais, à en croire de nombreux économistes, cette époque pourrait bien être révolue. »

La désolation des manucures

Le New York Times admet lui aussi que « les problèmes des plus fortunés risquent de ne guère émouvoir les familles moins aisées », mais celles- ci feraient bien de méditer la question : « Le fait que les riches connaissent des temps difficiles va-t-il profiter pour autant aux classes moyennes et aux pauvres ? » L’hypothèse, au fond, n’est pas si saugrenue… Mais, aux yeux du New York Times, le malheur des millionnaires fait le désespoir de tous.

Cette grande tragédie présente néanmoins un avantage : les journalistes y trouvent l’occasion de vidanger leurs glandes lacrymales tout en reluquant le retour sur investissement à l’horizon de la « reprise ». Les médias américains se sont ainsi voilés de noir pour manifester leurs condoléances à John McAfee, un inventeur de logiciels antivirus qui a perdu 96 % de sa fortune dans des placements hasardeux (des immeubles dans le Colorado et à Hawaï). Sur ses 100 millions de dollars, il ne lui en reste plus que 4. Le malheureux a dû vendre une de ses propriétés au Nouveau-Mexique où il garait ses avions. Horreur suprême, il a même porté au clou son jet Cessna et emprunte désormais les avions de ligne… The New York Times, très éprouvé par cette descente aux enfers, n’oublie pas que le golden boy déchu, « avec 4 millions en poche, reste largement mieux pourvu que la plupart des Américains, bien sûr ». Bien sûr. Sauf qu’être plus riche que ses semblables ne console pas du fait d’être moins riche qu’auparavant, comme l’a fort bien compris « Nightline », le magazine de reportages de la chaîne ABC. Le Plan B avait la gorge nouée en visionnant le portrait que cette émission a consacré à McAfee le 1er septembre dernier : « Du fait de la récession, les Américains moyens font certainement attention à chaque sou qu’ils dépensent. Mais, pour nombre de super-riches, la crise s’est traduite par des pertes de plusieurs millions, parfois de plusieurs milliards. Des analystes ont calculé que le nombre d’Américains disposant d’une fortune personnelle d’au moins 30 millions de dollars a chuté de presque 25 % l’année dernière. Eh bien, l’homme que nous allons vous faire rencontrer est l’un des plus gros perdants de la crise. Une situation stupéfiante. Mais sa réaction va sûrement vous surprendre. »

À un moment du reportage, McAfee tente en effet d’apaiser le journaliste qui le suit, et dont la sollicitude larmoyante a fini par l’agacer : « Ce n’est pas la peine de me plaindre, moi-même je ne me plains pas. Je suis parfaitement bien. Si j’avais peur de perdre ma maison et mon boulot, si je ne savais plus comment nourrir ma famille, je n’aurais sûrement pas une once de compassion pour quelqu’un dans ma situation. » Pas sûr que cette remarque de bon sens ait tellement « surpris » les téléspectateurs…

Certes, les quelque 40 millions d’Américains recensés comme vivant en dessous du seuil de pauvreté [2] ne jouissent pas des mêmes faveurs médiatiques. Mais, pour l’immense majorité d’entre eux, ils étaient déjà tout aussi pauvres avant la crise. Une stabilité de condition que bien des riches pourraient leur envier, si l’on en croit le Los Angeles Times, qui a patiemment écouté la clientèle d’un salon de coiffure de luxe à Manhattan. Son constat fait froid dans le dos : « L’orgie du shopping est terminée. […] Nombre de dames arrivent au salon en voiture de ville et non plus en limousine. Et le délai entre chaque rendez-vous est passé de quatre à six semaines, voire, dans les cas extrêmes, à huit semaines » (3.7.09). Mais que fait la Croix- Rouge ?

Paru dans Le Plan B n°22, février-mars 2010

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